ENTRETIEN AVEC FRÉDÉRIC H. FAJARDIE Janvier 2008
propos recueillis par Jérome F. GOUDEAU
« SPÉCIAL LITTÉRATURE »

  En mars 2004, Frédéric H. Fajardie consacrait un long entretien à la littérature. Au terme de celui-ci, et malgré l'abondance des sujets traités, il avouait son désir d'aborder ultérieurement d'autres thèmes encore :

« il manque encore un tas de choses, certains conseils aux jeunes auteurs ‑ s'ils en veulent ‑ et puis... je veux dire, encore plus concrets dans l'exposé des pièges et dans la félicité que procure un tel métier. Mais bon, là, il faudrait faire un livre, un petit livre de combat. Un de plus... »
  Ainsi qu'annoncé dans le précédent entretien « Spécial Présidentielles », ce souhait de renouveler l'exercice ‑ ou plutôt, de le prolonger ‑ est à présent exaucé.

  Frédéric H. Fajardie nous livre d'autres facettes du monde de l'édition, et dévoile davantage les coulisses de son travail, en détaillant les particularités que peuvent présenter des ouvrages aussi différents qu'un roman d'aventures chevaleresque, un recueil d'aphorismes ou un polar de l'entre-deux guerres.

Avant de débuter cet entretien que vous avez choisi de consacrer exclusivement à la littérature, je souhaite que nous levions un doute : Nous recevons régulièrement, via ce site, des mails de lecteurs inquiets de ne pas trouver tel ou tel de vos livres et qui craignent que ce titre soit épuisé. Or, il s'avère que la quasi-totalité de vos ouvrages sont disponibles.

Au bord de la mer blanche

Toutes mes nouvelles ‑ les 365 ‑ sont disponibles chez Fayard, sous forme d'anthologie dans la collection « Omnibus ». C'est une compilation en deux volumes.

Mes romans, il y en a de trois types : romans historiques, romans noirs et romans classiques. Tous les romans historiques sont disponibles. Tous les romans noirs aussi et là encore, pour ceux qui les préfèrent sous cette forme, Fayard est en train de les publier en recueils « Omnibus », dont le premier volume contenant sept titres est déjà sorti. Restent les romans classiques. On les trouve tous mais il faut signaler trois particularités :
‑ Au bord de la mer blanche, en voie d'épuisement chez Gallimard, est déjà réédité chez un petit éditeur : E-Dite ;
‑ Une charrette pleine d'étoiles est totalement épuisé chez Folio et également chez Payot, son éditeur d'origine. C'est le seul qui pose un problème, au reste temporaire, car ce roman sur la guerre d'Espagne a connu un long succès. Il sera réédité chez 1001 et une nuits en mai 2008.
‑ Enfin, il ne reste plus un exemplaire de Jeunes femmes rouges toujours plus belles : il est actuellement en réimpression.

Comment êtes-vous informé qu'un de vos livres est épuisé ?

Jamais par l'éditeur, en tout cas ! Puisque même lorsqu'il n'exploite plus un livre, on dirait que ça lui fait mal de le voir ressortir ailleurs.

En fait, je suis informé très vite par un réseau de libraires et de bibliothécaires amis, mais aussi par les lecteurs. En outre, il existe des sites web, dont Amazon par exemple, où l'on peut vérifier si un livre est ou n'est pas disponible.

Dans ce cas, il existe une procédure contractuelle : par lettre recommandée, vous donnez six mois à l'éditeur pour le rééditer ou vous restituer les droits. Plus la maison est importante, plus les programmes sont prêts à l'avance : furieux, ils doivent vous rendre vos droits.

Cette mise en demeure, c'est une procédure plutôt inamicale, non ?

Ces gars-là ne font jamais de cadeaux, pourquoi leur en ferais-je ?

Et puis je trouve misérable de faire des cadeaux à des riches.

Revenons aux livres prétendus épuisés : d'où vient cette désinformation ?

J'admets absolument qu'aucun libraire ne peut avoir tous mes livres en permanence dans son magasin. Si quelqu'un demande un titre ancien, il faut donc le commander. S'il s'agit d'un poche, ça laisse vraiment de petites marges, mais l'immense majorité des libraires sont très bien, avec une véritable conscience professionnelle et fonctionnent presque comme un service public.

Je n'ai connu qu'un libraire menteur qui répondait toujours « épuisé » à chaque fois que je formulais une commande. Un jour, il a passé la mesure, me répondant « épuisés » à propos d'un Barbey d'Aurevilly et d'un Balzac que je voulais offrir au CDI d'un lycée professionnel. Je suis donc allé chez son concurrent et cinq jours plus tard, j'avais les livres... et ce deuxième libraire, un nouveau client.

En survolant les 13 entretiens publiés sur le site depuis novembre 2002, j'ai recensé qu'un seul avant celui-ci fut exclusivement consacré à la littérature (en mars 2004), tous les autres traitant essentiellement des questions de société, de la vie politique,... L'actualité, quelle qu'elle soit, est certes une source d'inspiration inépuisable, mais j'ai cru remarquer aussi que vous parliez plus facilement de ces sujets que de votre œuvre, de votre travail...

Si je parle plus volontiers de politique et de problèmes de société, c'est peut-être aussi parce que parler de mes livres me paraît un peu narcissique.

Mais d'un autre côté, ce n'est en effet pas très logique puisque si tant de gens viennent sur ce site, au départ, c'est très souvent à cause de mes livres qui les passionnent davantage alors qu'ils ignorent ce que je peux penser sur tel ou tel sujet.

Feu sur le Quartier Général !Nous allons donc combler cette carence. Revenons un peu sur les dernières parutions : Comme vous le pressentiez dans le précédent entretien, Feu sur le Quartier Général ! a été entouré d'un grand silence médiatique.

Oui, je m'y attendais. Ce petit livre est un bulldog, un mini char d'assaut qui ouvre le feu à droite comme à gauche, il attaque un tas de fausses gloires et pas mal d'institutions : l'armée, la police, l'église... On ne peut plus faire de tels livres aujourd'hui avec le barrage de l'autocensure médiatique, le conformisme et la frilosité ambiante. C'était possible dans les années 60 et 70, c'est absolument impossible à notre époque trouillarde, sauf dans le silence qui tente d'étouffer le livre en question.

L'essentiel, c'est que beaucoup de lecteurs m'ont manifesté leur contentement. Mais bon, recadrons les choses : il y a en France une tradition frondeuse, je ne l'ignorais pas et je savais que certains remarqueraient justement la rareté de la démarche donc, le risque était tout de même calculé.

Vous comptiez aussi sur le bouche-à-oreille ?

Pour faire connaître vos livres, le bouche-à-oreille, avec l'aide des libraires et des bibliothécaires, est aujourd'hui le meilleur moyen. Le bouche-à-oreille fonctionnant aussi, si l'on peut dire, par internet.

Cela tient au fait que les gens n'ont plus confiance dans la critique de la majorité des journaux où règnent bien souvent copinage et corruption. De même, les émissions littéraires de la télé sont très souvent lamentables. À la radio, il existe encore de bonnes émissions, mais il y a aussi pas mal de déchets.

Cependant, la seule stratégie que je conseillerais à un jeune auteur, c'est de contourner le système et tenter à tout prix de durer, même dans des conditions difficiles et au milieu des injustices.

Autre parution millésimée 2007 : Le Conseil des troubles. Où en est-il ?

Le Conseil des troubles

Quelle déception ! il doit être entre 12000 et 15000. Il ne marche pas trop mal, remarquez, mais hélas, il ne casse pas non plus la baraque.

Je ne suis pas le genre de type à se chercher des excuses mais, critère objectif, il est bien évident que comme tous les autres romans, à l'exception des réseaux du gang mondain « Éditions de Minuit / P.O.L. » et du « roman féminin » qui a ses filières en béton, il a souffert du manque de place dévolue à la littérature dans les médias, au profit des Présidentielles.

Tant pis, en dernier recours, c'est fatalement de ma responsabilité : il eut fallu qu'il fût plus brillant encore, mais j'avais certainement atteint mes limites sinon, je me serais imposé malgré ce contexte très difficile.

Contexte déconcertant, au reste. On en arrive à des situations vraiment paradoxales. Savez-vous par exemple que Le Conseil des troubles s'est moins bien vendu que le bouquin gouâtreux de Raffarin ?

Je l'ignorais. Et cela doit consterner tous les amis de la littérature, indépendamment de leurs goûts et opinions. Comment avez-vous réagi à cette nouvelle ?

J'ai été pris entre deux réactions. L'envie d'envoyer tout balader en me disant : « Ils sont vraiment trop... » et l'envie de rire tellement ça me paraît énorme. Battu par Raffarin et avec moi, quelques centaines de romancières et romanciers, dont de véritables professionnels.

Enfin bon, il faut rester calme, nous savons que Le Conseil des troubles va survivre alors qu'il ne restera rien du bouquin de Raffarin. Comme disait Dimitrov, dirigeant de la IIIe internationale : « Le temps travaille pour nous. »

Pourtant, même « Le Monde » avait été très élogieux sur Le Conseil des troubles...

Je pense qu'ils ont tenu compte du résultat, bien entendu, mais qu'ils ont surtout pris conscience de la somme de travail devenue assez rare dans le roman Français.

Ce roman se lit avec grand plaisir, sans doute parce qu'on devine derrière un important travail de construction, de documentation, de rédaction,...

Ah, je m'étais appliqué ! À part Un homme en harmonie, dont la construction fut un casse-tête avant que je trouve enfin la solution, c'est sur Le Conseil des troubles que j'ai le plus peiné. Ce fut vraiment un travail de titan et je n'y songe jamais sans angoisses.

Pour ce roman si particulier, d'où venait la difficulté ?

D'abord... ‑ tout le monde s'en fiche, et c'est normal ‑ mais j'étais déjà fatigué au moment d'aborder ce livre de près de 1000 pages manuscrites. J'avais des ateliers d'écriture, et des petits jobs pour gagner ma vie, parce que ce n'est pas un secret, l'édition se porte mal. Et le contrecoup, c'est que nous ne pouvons plus consacrer tout notre temps à l'écriture. Sauf les auteurs cousus d'or tels que Vargas, Gavalda, Beigbeder, Marc Lévy et compagnie.

En fait, pour être précis, l'écriture du Conseil des troubles a duré du 22 janvier 2006 au 21 juillet de la même année.

Six mois pleins ! C'est beaucoup plus que d'habitude, non ?

Oui, nettement.

En plus, j'étais tout le temps dérangé. Et ceux qui ont lu Le Conseil des troubles, avec les intrigues croisées, les sous-intrigues et le principe des deux personnages partant chacun d'un bout de l'échiquier pour la rencontre et l'affrontement final, se doutent bien que ces interruptions bousillaient une concentration forcément extrême. Je devais donc tout le temps repartir très loin en arrière pour avancer à nouveau.

Nous sommes ‑ ou plutôt : nous étions ‑ un petit groupe d'écrivains fonctionnant de la même façon : n'étant pas salariés, on mettait des sous de côté, puis on arrêtait tout et pendant quelques mois, on vivait sur ce fond pour écrire tranquillement.

L'ennui, aujourd'hui, c'est que, confronté à des difficultés financières faute de véritable succès, il devient très problématique de mettre des sous de côté, d'où des carrières qui battent de l'aile et des reconversions dans autre chose.

Enfin, autre problème, avec Le Conseil des troubles, le travail sur les sources était beaucoup plus considérable que sur mes autres romans historiques.

Les Foulards rouges, Le voleur de vent, les deux tomes de Liberté, Liberté chérie,... tous ont nécessité de rassembler préalablement une importante documentation. Quelle difficulté supplémentaire avez-vous rencontrée avec Le Conseil des troubles ?

La variété et le nombre de références.

Prenez Les Foulards rouges, par exemple. J'avais travaillé sur la période de la Fronde pour établir mes fiches, alors que là, en raison de la complexité de l'intrigue, j'ai dû étendre le champ de mes recherches au règne de Louis XIV, à la guerre de la Ligue d'Augsbourg, à l'Ordre des Templiers et à celui des Teutoniques, sans oublier l'Atlantide où les auteurs se contredisent tous les uns les autres dans une cacophonie ubuesque.

Près d'une année à établir ces fiches dont je n'utilise en général que 25% à 30% : les vêtements, l'habitat, les mœurs du temps, la gastronomie, l'état de l'armée et de la police, etc. Sans oublier toutes les autres contraintes.

Quelles contraintes ?

Combiner en un seul livre le roman historique, le roman d'aventure, le roman de cape et d'épées, l'histoire d'amour et un thriller.

Le tout, sans négliger, dans le même temps, le travail sur le style qu'il faut tenter de garder élégant de bout en bout, le vocabulaire d'époque, l'humour, le rythme du livre et un imaginaire très sollicité pour trouver au moins un rebondissement par chapitre afin que l'intérêt du lecteur ne fléchisse jamais. D'ailleurs, il ne doit jamais retomber, sur aucune page : il faut livrer bataille sur chaque page. C'est le seul moyen de sortir du lot et de faire mieux que les Américains.

Les Américains ? Quel est selon vous le principal défaut des auteurs d'outre-Atlantique ?

Les Américains sont plus négligents car ils n'ont pas été formés comme certains d'entre nous qui respectons la tradition des dures écoles de précision et de travail acharné de la vieille Europe. Ils n'ont généralement jamais ouvert un manuel de rhétorique ou un traité du style. Ils n'iront jamais fabriquer, comme je le fais, des phrases équilibrées sur un rythme trinaire. Ils manquent d'érudition et passent souvent en force, ce qui heurte le lecteur exigeant.

Mais la gestion simultanée de tous ces postes constitue une difficulté extrême. C'est comme de la haute gastronomie, il faut constamment surveiller le dosage de tous les ingrédients et la cuisson. Sauf que l'élaboration d'un plat prend moins de temps que l'écriture d'un roman.

Et sa dégustation en est également plus éphémère...
Une fois le point final déposé sur le papier, peut-on dire que vous avez terminé ?

Frédéric H. FAJARDIE à son bureau

Évidemment non. D'abord, il faut tout relire, d'une traite, seul moyen de juger le tempo, le côté maelström censé tout emporter sur son passage.

Ensuite, ces 1000 pages écrites au stylo plume, il faut que je les tape, avec deux doigts parce que je ne me suis jamais défait des mauvaises habitudes de mes pauvres débuts : j'ai appris à taper tout seul. Mais il ne s'agit pas de taper bêtement ce qui est écrit, il faut modifier, améliorer sans cesse,... Aussi, la frappe qui fonctionne comme une réécriture a duré jusqu'à la mi-octobre, avec correction des épreuves en novembre.

Si j'additionne l'écriture, la frappe, les fiches et l'exploitation du champ de l'imaginaire, c'est presque deux années de travail. Et si, après tout cela, les ventes ne sont pas à la hauteur, vous entrez fatalement dans un processus de questionnement sur votre avenir dans ce genre littéraire...

Enfin, j'ajoute ceci : compte tenu du fait que dans ce pays, les producteurs de télé et de cinéma préfèrent tourner la cinquantième version de Dumas et de son équipe de nègres plutôt qu'un roman de cape et d'épée inédit comme Les Foulards rouges, vous privant ainsi d'un revenu qui pourrait légitimer tout ce boulot et financer d'autres romans, vous en arrivez à une triste constatation : dans la France d'aujourd'hui, le véritable roman historique n'a pas beaucoup d'avenir. Car là, franchement, je n'ai aucune envie de m'y remettre.

Qu'est-ce qui vous fait dire que le roman historique n'a plus beaucoup d'avenir ? Le fléchissement des ventes ?

Oui, et aussi le fait que la critique, les gens,... se sont habitués : bon, je sais faire ça et voilà. Comme la littérature fonctionne de la même façon que le reste de la société, c'est-à-dire pas sur le plaisir mais sur le spectaculaire, si vous n'apportez pas le côté « évènement », le reste n'a pas d'importance, et surtout pas le qualitatif.

Wagon de transport - Hommes : 36-40, Chevaux : 8

Pour l'anecdote, il y a même des petits signes marrants qui ne trompent pas : à l'époque ‑ bénie ! ‑ du succès des Foulards rouges, avec ses 42 000 exemplaires vendus, auxquels s'ajoutent ses 90 000 en poche, clubs et traductions... pour les signatures en province, l'éditeur me faisait voyager en 1re classe. Maintenant, c'est en 2e classe. Encore un effort et ce sera les trains militaires : « Chevaux : 8, Hommes : 40 ». Après, pour signer à Auxerre ou Marseille, je suppose qu'il me faudra faire un baluchon et monter en clandestin sur les trains de marchandises... Ça tombe bien, j'ai un tas de potes à la SNCF.

Vous parliez d'adaptations, ce n'est peut-être qu'une question de temps : à quelques trop rares exceptions, le cinéma français semble en cale sèche. Ils vont peut-être y venir ?

Contrairement à la période allant des années 30 à 60, les producteurs ne lisent pas. Et les acteurs pas davantage. Il ne faut rien attendre des producteurs, j'ai appris ça à mes dépends il y a longtemps déjà. Et pourtant en 2006, en France, on a produit plus de 200 films : qu'en reste-t-il ?

Revenons sur vos parutions. Deux anthologies sont parues chez « Omnibus » : l'intégrale de vos nouvelles et le premier tome de vos romans noirs. Comment ces recueils ont-ils été accueillis ?

Pas trop mal, je suis assez satisfait. Bien entendu, il y a un revers à la médaille : les « Omnibus », ça m'a coûté mes copyrights, j'ai perdu toutes les exclusivités d'adaptation que j'avais réussi à sauvegarder pendant si longtemps, on retombe sur le règle du fifty-fifty. Mais l'idée que les gens puissent avoir tous mes livres en quelques volumes, ça me faisait vraiment trop plaisir, quitte à y perdre du pognon qui pour l'instant, à la vérité, n'est que potentiel : voir la question précédente...

Paris rouge et noirEn juin 2007, vous avez retrouvé votre ami le photographe Marc Gantier, avec lequel vous aviez signé Roman Photo, pour un nouveau petit livre : Paris rouge et noir.

Oui, mais ce n'est pas du tout la même démarche. Dans Roman Photo, j'avais étalé par terre des centaines de photos et écrit ma fiction à partir de celles-ci. Avec Paris Rouge et noir, la démarche est plus classique : sur une page la photo, sur l'autre mon texte. Ça va de l'ignoble manif' gaulliste de 68 aux années 80, partagé entre nostalgie et humour. Bien entendu, les maires de Paris, de Chirac à Delanoé se font tailler un costard, comme les abjects bobos, d'ailleurs.

Le Conseil des troubles, Feu sur le quartier général !, Paris rouge et noir et le suivi de vos deux anthologies... Voilà une année bien remplie ! Et malgré cela, alors qu'on vous trouve un côté doucement nonchalant qui, pour ceux qui vous connaissent bien, signifie que vous êtes un peu « sur les jantes », vous vous engagez dans un nouveau projet et publiez aux Éditions des Équateurs un superbe roman noir que personne n'attendait : Tu ressembles à ma mort.

Tu ressembles à ma mort

C'est certainement moi le plus surpris. Surpris d'avoir réussi !

Voilà comment ça c'est passé... Parce que je suis un auteur tout de même assez connu, enfin, chez ceux qui s'intéressent au livre, et parce que je suis très populaire dans la région depuis Metaleurop, paroles ouvrières, j'avais été contacté par les Comités d'Entreprise SNCF du Nord/Pas de Calais en juin 2006 pour écrire un roman à l'occasion des 70 ans de la compagnie de chemins de fer. C'était un truc excitant, il fallait un arrière-fond de cheminots et de locos mais j'étais entièrement libre, je pouvais même situer l'action que je choisirais entre 1937 et 2007...

Et puis plus rien, aucun contact, les mois passent et le 15 janvier 2007, secouant ma torpeur, branle-bas de combat, feux verts partout, alerte générale, budget de résidence dégagé, frais de fonctionnement immédiatement disponibles, allez vite, Taïaut !

J'étais stupéfait, le livre devait impérativement paraître en pré-sortie SNCF le 13 avril avec l'achat de 2000 exemplaires par les Comités d'Entreprise et en sortie nationale librairie le 19 avril. Je n'avais pas écrit une ligne et j'étais absolument épuisé par l'année d'écriture sur Le Conseil des troubles. Trois mois entre l'écriture de la première page au stylo plume et la sortie en livre ! On me demandait une mission impossible.

Ou un défi à relever ?...

Ah, voilà ! C'est ça, très précisément ça que je voudrais faire comprendre aux jeunes ou moins jeunes futurs écrivains s'il en est qui me lisent ici : pendant toute cette période où je croyais le projet abandonné, par jeu intellectuel ‑ et tant pis si c'était perdu et ne me rapportait rien du tout ‑ j'avais échafaudé une histoire, je n'avais pas repoussé ce travail presque autonome de l'imaginaire, comme si c'était un entraînement pour un athlète. J'avais déjà tout imaginé : l'année 1938, le second gouvernement Blum, la guerre d'Espagne et les armes passées en douce aux Républicains, les trains bâchés et scellés voyageant de nuit, La Cagoule et le Parti Fasciste Italien qui veut faire échouer l'entreprise, une dizaine de meurtres mystérieux...

Vous avez dû rédiger une grande quantité de notes...

Pas la peine. Vous savez, ça en fera sans doute rire quelques-uns mais c'est vrai : quelquefois, et même assez souvent, je suis là, sans rien faire, les pieds sur mon bureau, le regard dans le vague mais... je travaille ! Je monte un roman pièce par pièce sans aucune note. Les notes, c'est pour l'aspect technique, mais l'histoire : rien, jamais !

Même Le Conseil des troubles, je l'ai écrit sans notes concernant l'action mais je l'avais déjà structuré mentalement dans les grandes lignes, laissant cependant assez d'ouverture pour l'improvisation, l'idée fulgurante si elle surgit. Le plan, pour un type comme moi, ça cadenasserait un roman.

Si je n'avais pas imaginé Tu ressembles à ma mort comme ça, en réfléchissant à temps perdu, jamais je n'aurais tenu ces délais d'écriture de quatre à cinq semaines.

Vous y avez créé un personnage très attachant : ce Henri Perlbag, commissaire divisionnaire de la Sûreté Nationale. Un type de votre âge, curieusement... fatigué lui aussi, assez désabusé mais idéaliste, drôle mais fleur bleue... Entre nous, vous n'avez pas été le chercher bien loin, celui-là ?

C'est le personnage central du roman. Je n'avais pas le temps de finasser, alors dans l'urgence, pour lui donner une vérité, oui, je ne me suis pas beaucoup démarqué, je lui ai refilé mes angoisses et mes espoirs, mon rapport au vieillissement ‑ c'est la première fois que je fais ça dans un roman ‑, mes convictions anti-fascistes, la nostalgie du parti socialiste SFIO lorsqu'il comptait encore une aile gauche marxiste et des types de la classe de Marceau-Pivert,... Enfin, beaucoup de choses qui m'appartiennent en tant qu'homme.

Et je me suis mis au travail avec des interruptions qui, pour une fois, n'étaient pas handicapantes : j'ai rencontré des cheminots, visité des gares, le grand dépôt de réparation de Lens où il faut montrer patte blanche et recevoir un badge. Je suis monté sur des vieilles locos (parce qu'on n'allait pas me confier un TGV, tout de même !) et je me suis mis aux commandes... J'étais vraiment bien reçu !

Metaleurop, là-bas, c'est encore dans toutes les mémoires prolétariennes. Dans un atelier, un ouvrier m'a présenté ainsi : « C'est le gars qui a écrit le bouquin sur Metaleurop ». Même pas besoin de dire mon nom ‑ d'ailleurs, on s'en fout ‑ mais les autres ouvriers sont tous venus me serrer la main. Ça m'émeut toujours, ces rapports-là, cette idée que l'écrivain n'est pas coupé du Peuple.

Un sujet qui vous passionne, un accueil chaleureux,... vous ont certainement motivé. Avez-vous pris plaisir à écrire ce roman malgré la pression et les délais très courts ?

Frédéric H. FAJARDIE soldat

Confronté à ce genre de problème, c'est intenable d'avoir une position académique, il faut faire preuve de pragmatisme. Pour l'écriture, ça filait très vite, parfois deux chapitres par jour, toujours au stylo plume avec la bouteille d'encre. Mais je n'étais pas remis du Conseil des troubles alors c'est pour la frappe que j'ai souffert : des points de côtés permanents, des douleurs musculaires dont je ne me suis même pas encore débarrassé. Et je n'allais pas supplier la Sécurité Sociale de m'offrir des bains de boue parce que ça, j'ai déjà donné quand j'étais soldat, rampant dans cette gadoue en uniforme, casqué et avec mon paquetage !

Ajoutez quatre ou cinq heures de sommeil par nuit, une consommation de cigarettes qui me coupait le souffle et des centaines de cafés qui ne m'arrangeaient pas l'estomac. Et puis un jour, plus rien, c'était fini. Juste dans les oreilles, au téléphone, le cri de joie d'Olivier Frébourg, mon éditeur, qui exultait parce qu'il avait adoré le manuscrit.

Dix jours avant la sortie du roman, j'étais déjà invité par Pierre-Louis Basse sur Europe 1, j'avais un rendez-vous pour un interview à « L'Humanité dimanche », une demi-page dans « La Voix du Nord », ça tombait de tous les côtés. Il y a parfois des circonstances magiques qui échappent aux auteurs. Le livre, et c'était imprévisible, tombait à pic pendant les Présidentielles avec cette évocation du Front Populaire et d'un temps où la gauche était vraiment de gauche... « Le Paradis perdu », quoi, pas celui de John Milton écrit au XVIIe siècle, mais le nôtre, celui des années 80 quand la pureté et l'humanité de la gauche se sont évaporées comme la rosée du matin au soleil noir du Mitterrandisme corrupteur...

Ce n'est pas toujours facile, et vous venez de nous parler d'un partie de vos difficultés, mais c'est quand même un magnifique métier !

Il a ses grandeurs. Et ses petitesses...

Tout de même ! Europe 1, RTL, France Inter, France Culture, à la télé Michel Field qui vous reçoit en particulier sur LCI, l'article somptueux du « Canard enchaîné », la photo de couverture à la Une du journal du Salon du livre et des articles, encore des articles, des radios de province...

Eh bien, ça fera une moyenne avec certains de mes autres livres.

D'autres joies ? Des anecdotes ?

Tueurs de flics La nuit des Chats bottés

Une sympathique surprise : Un lecteur espagnol m'a offert un exemplaire en espagnol de Sniper, publié à Barcelone en 1982. Je ne savais même pas qu'il existait !

Et un chiffre marrant : en 2006, il s'est vendu 365 exemplaires (30 ans après) de La nuit des Chats bottés. Un par jour ! En ventes totales, depuis le début, ils se talonnent toujours à quelques dizaines d'exemplaires près, dans un sens où dans l'autre, avec Tueurs de flics.

Avez-vous lu dernièrement un livre que vous recommandez ?

Oui, il faut lire le tome V du Journal de Jacques Brenner, aux éditions Pauvert. C'est passionnant, et un amateur de littérature ne peut pas manquer une chose pareille en raison des révélations qu'il contient. On comprend tellement mieux le fonctionnement de l'édition, de la critique,... bref, « le milieu » et ses combines.

Qui est Jacques Brenner ?

Jacques Brenner - Journal, tome 5

Brenner, qui est mort récemment, était un auteur obscur au maigre talent vivant très chichement, vieil homosexuel solitaire, abandonné de ses amis, de tout le monde et plutôt à plaindre. Il raconte que presque par accident, à la suite de mésententes dans le jury, il avait fini par être élu membre du jury du prix Renaudot. Voilà qui a brusquement changé sa vie : rééditions de ses livres, invitations à déjeuner et à dîner dans des restaurants de grand luxe, journaux qui l'emploient pour d'excellentes piges, préfaces grassement surpayées donc meilleurs revenus...

Ignorant peut-être que son « journal intime » serait publié un jour, ou désirant se venger post-mortem du « milieu », il nous livre une longue liste de pourris, notamment des critiques membres de jurys qui tiennent aux éditeurs un discours presque invariable et qu'on pourrait résumer ainsi : « Cher ami, si vous me rééditez tel et tel de mes titres en me consentant sur ceux-ci une avance conséquente, si vous publiez ma maîtresse ou mon giton, n'ayez aucune inquiétude : mon vote vous sera acquis du premier au dernier tour... »

Ou tel auteur qui demande à Brenner (qui écrit alors dans « Pariscope ») une critique sur sa pièce de théâtre. Brenner est embêté : ce n'est pas sa rubrique. Alors l'autre, sans fausse pudeur, rédige l'article sur lui-même, évidemment louangeux et dit à Brenner : « T'as plus qu'à le signer. Tiens, on déjeune à "La Frégate" ? Je t'invite ! »

Brenner est un auteur Grasset, éditeur tenu pour le plus combinard de Paris parce que c'est l'éditeur des journalistes, gens d'influence, qui peuvent faire écrire, ou pas, des articles dans leurs journaux, notamment les hebdos. Avec, à l'époque, un nommé Yves Berger dont le principal boulot consistait à « corrompre » les jurys avec ce genre de marchés sordides. Jamais directement de fric ! C'est plus habile : le fric découle de tel ou tel avantage. C'est une opération en deux temps.

Claude Durand [NDW : PDG de Fayard], qui est le véritable éditeur de l'ouvrage, est courageux parce que les corrompus ne lui pardonneront jamais d'avoir révélé au public un des secrets de la boutique. À savoir : les prix littéraires sont presque toujours ‑ il y a de rares exceptions, même au Goncourt ‑ une horrible magouille, une sordide histoire de fric sur le dos des lecteurs naïfs.

Miracle du hasard ou parfaite ironie : ce tome V ‑ judicieusement intitulé La cuisine des prix ‑ est paru à l'automne 2006, en plein scandale du Fémina. Lorsque Madeleine Chapsal découvrit que six de ses consœurs du jury Femina, toutes publiées par Gallimard, avaient voté à l'unisson pour un roman publié par... Gallimard. Pour s'être insurgée et avoir dénoncé publiquement cette « coïncidence », elle fut exclue du jury séance tenante. Suivie par Régine Desforges qui, par solidarité, démissionna à son tour.

En effet, c'est de la très basse cuisine mais on a appris au moins une chose : le prix Femina, ça ne vaut vraiment pas un clou, et le recevoir, c'est presque infamant.

Si ça vous amuse, songez que l'année où un livre que vous aimez beaucoup, Un homme en harmonie, n'a rien reçu du tout, on donnait le Médicis, je crois, au chanteur Yves Simon pour un machin insipide publié par... Grasset. C'est drôle, non ?

Disons qu'il vaut mieux en rire, mais surtout on comprend mieux pourquoi de beaux romans comme Un homme en harmonie justement, ou Frivolités d'un siècle d'or et Quadrige n'ont rien reçu. Pas le moindre petit prix pour sauver l'honneur. L'honneur de ces jurys, bien sûr !

Hé oui, mais l'essentiel est que ces romans continuent à se vendre, alors que 95% des livres couronnés entre 1980 et 2000 ont disparu des catalogues, sombrés dans l'oubli total, et souvent leurs auteurs avec.

Mais vous savez, ceux qui sont tristes d'être tricards des prix n'ont qu'à penser au « précédent Céline » avec son Voyage au bout de la nuit, le roman français du XXe siècle, légitimement grand favori du Goncourt 1934 et battu par un roman poussif publié par... Gallimard. On connaît aujourd'hui les dessous de l'affaire.

Voulez-vous nous les révéler ?

A. Louise Staman - Assassinat d'un éditeur à la Libération

Je vous recommande le livre de Louise Staman, Assassinat d'un éditeur à la Libération (chez E-Dite). Elle parle de cette histoire sans détours, et aussi de l'édition dans les années trente. C'est passionnant !

Robert Denoël, un jeune type totalement inconnu, très dandy, arrivé de Belgique, décide de se lancer dans l'édition, sans un rond, et de devenir en dix ans le plus grand éditeur Français. C'était un véritable génie de l'édition. Denoël lisait tout lui-même ! vous imaginez ça, aujourd'hui ? Même au sommet de sa gloire, il lisait tous les manuscrits arrivés par la poste : le rêve !

Le premier roman qu'il publie est un roman d'un inconnu refusé par les autres éditeurs, un certain Eugène Dabit. Simultanément, Denoël invente la pub dans l'édition. Le résultat est spectaculaire. Le livre casse la baraque. Son titre : Hôtel du Nord.

Gaston Gallimard, qui avait lui aussi refusé Hôtel du Nord, achète ‑ il n'y a pas d'autre mot ‑ Dabit, puis veut racheter aussi Hôtel du Nord à l'éditeur débutant. Mais Denoël a le contrat pour lui, il ne cède pas, et David bat Goliath.

Pour la morale, notons que Gallimard a fait une très mauvaise affaire : Dabit ‑ qui a été plutôt médiocre dans cette affaire en laissant tomber son « découvreur » qui l'a lancé pour un type qui l'avait refusé ‑ n'écrira plus rien de bon. C'était l'homme d'un seul livre.

Mais entre Gallimard et Denoël, c'est la guerre à mort : tout en haut, il n'y a pas de place pour deux. En quelques années, Denoël ne cesse de découvrir de grands écrivains et rafle tous les prix. Un soir, il reçoit un gros pavé mal enveloppé dans du papier journal. Il l'ouvre. Il lit la première page, ne s'arrête pas et passe la nuit au bureau. D'instinct, il sait qu'il a entre les mains le chef-d'œuvre du siècle : Voyage au bout de la nuit, d'un parfait inconnu, médecin de dispensaire en banlieue : Louis-Ferdinand Destouches, dit Louis-Ferdinand Céline. Denoël le publie. D'emblée, six jurés Goncourt assurent publiquement que c'est un livre génial et qu'ils vont voter pour lui. Et puis, d'après Louise Staman, Gaston Gallimard rencontre les membres du jury un par un... Il est ulcéré : comme pour Dabit et bien d'autres, sa maison d'édition a laissé filer Voyage au bout de la nuit et le Goncourt va lui échapper. Pourtant, à la proclamation, miracle : Céline est battu par une niaiserie publiée par... Gallimard. C'est le scandale des scandales, les jurys sont traités de voleurs, de pourris, on veut leur casser la gueule, ils sortent en se cachant.

Le problème, c'est que Céline change brusquement du tout au tout : c'était un homme timide et courtois, il devient cassant, méprisant, amer. Il est au-delà de l'écœurement, il est brisé et éprouve un terrible sentiment d'injustice, ça tourne à l'idée fixe, c'est pathologique et ça pèse sans doute sur les suites que l'on sait... Mais il restera toujours fidèle à Denoël qui publie aussi, entre autres, Aragon et Elsa Triolet. Laquelle lui ramènera un Goncourt...

Qu'il ne savourera pas longtemps, je crois...

Non. Une nuit de décembre 1945, aux Invalides, Robert Denoël, descendu de sa voiture pour changer un pneu, est assassiné d'une balle dans le dos. Affaire jamais élucidée, quoi que le livre de Louise Staman laisse entendre autre chose...

Ironie suprême : c'est Gallimard qui rachète, via une société écran, la maison d'édition du malheureux rival Denoël dont les ossements, en 1980, ont été virés de Montparnasse et balancés à la fosse commune du cimetière de Thiais. C'est grand, l'édition, hein ?

On trouve facilement le livre de Louise Staman ?

Il n'est pas épuisé, mais il faut que le libraire qui passe commande soit patient et fasse bien son travail, car ce livre est publié par un petit éditeur, E-Dite. C'est d'ailleurs lui qui m'a fait connaître ce livre dont le « milieu » s'était bien gardé de parler...

Je reviens à l'épisode « Céline ». C'est assez impressionnant qu'un prix truqué puisse à ce point bouleverser un écrivain, modifier si profondément sa personnalité, le détruire presque. J'ai peut-être été imprudent en rappelant que certains de vos livres avaient été injustement ignorés...

C'est normal d'être sensible à l'injustice. Et l'écrivain, porté à la paranoïa par la nature même de son métier, par son isolement, est très fragile sur ce chapitre... Mais il faut éviter à tout prix que les revers tournent à l'idée fixe. Il faut prendre du recul, mettre en perspective.

Quand j'ai compris que ce milieu était pourri, c'est-à-dire dès les premiers mois, j'ai refusé les invitations, les compromissions, les émissions déshonorantes comme celles de Pivot qui est un con fini et a abîmé l'image de l'écrivain. J'ai refusé de même les grandes maisons d'éditions, d'où le choix de mon petit éditeur NéO, parce que là je pouvais maîtriser les choses, je contrôlais tout, et puis je sentais que l'ensemble de mes livres serait republié ailleurs, plus tard, dans de plus grandes maisons mais qu'alors, je serais en position de force du fait de la durée et d'un certain succès.

J'ai vraiment choisi d'être un franc-tireur, un marginal, parce qu'il n'y a pas d'alternative : c'est le prix de la liberté, c'est le prix pour construire une œuvre. Bonne ou pas, ça, c'est un autre problème.

Et j'ai fait encore autre chose : garder mon propre mystère, je veux dire à mes yeux, ne pas chercher à découvrir ma psyché, fonctionner à l'instinct, aux sentiments, à l'émotion.

Pareillement, je me suis tenu le plus loin possible de la culture officielle et dominante, parce que c'est toujours les gens sur les marges qui font avancer les choses dans les domaines littéraires et artistiques et que les autres, qui n'ont d'ailleurs pas apprécié ce signe de dédain, n'avaient rien à m'apprendre. Je savais aussi que par ces choix, je me rendais la vie impossible, que pour moi ce serait dix fois plus difficile et beaucoup, beaucoup plus long que pour les écrivains disons... moins exigeants. C'est vrai que je me suis lourdement trompé en surévaluant la capacité du « grand public » à éviter les pièges à cons, mais qu'importe : le travail, lui, il est là.

Il fallait de la constance, une certaine rigidité, une discipline permanente. Mais c'est comme les entraînements commandos : si on n'en crève pas, on est fort, très fort.

Un constat guère réjouissant. De quoi démotiver ‑ pour ne pas dire : désespérer ‑ ceux qui ambitionnent de devenir écrivains...

Ce serait injuste car c'est tout le contraire, me semble-t-il. Je dis les choses telles qu'elles sont et j'aurais aimé, en débutant, savoir ces vérités découvertes plutôt dans la douleur. J'aurais été reconnaissant à l'écrivain qui aurait balancé la réalité en se foutant bien des intérêts de la boutique. Le seul talent, le travail même, ne suffisent pas : il faut un tempérament. Un écrivain doit certes savoir écrire, mais il doit aussi voir les choses, celles qu'on ne voit pas forcément quand ce n'est pas votre vocation. Les choses derrière les choses... L'œil doit être couplé à l'âme.

En presque 30 ans, j'en ai vu des types prometteurs couler parce que leur style de vie, leur choix de la facilité, les éloignaient de la source même de leur talent qui prend naissance très loin de ce monde bidon du 6e arrondissement, chez des jeunes gens observateurs depuis leurs provinces, leurs banlieues où, comme moi, leurs quartiers pauvres de la Porte d'Ivry.

D'où une certaine antipathie, voire hostilité, avec ceux qui n'ont pas la vocation mais qui, malgré cela, occupent le terrain ?

Comment l'entendez-vous ?

La littérature n'est pas franchement une terre d'harmonie... Ce n'est tout de même pas un secret !

Quelque part, la grande majorité des éditeurs ne nous aiment pas, bien des journalistes nous jalousent et leur vengeance la plus facile consiste à tarir le talent en pourrissant les auteurs. Dans les studios ou sur les plateaux de télé, j'en ai parfois croisé, de ces stars de la presse, des rédac'chefs, des gens de pouvoir... Ils me souriaient mais moi, les regards, je sais les interpréter et c'étaient des regards haineux parce que leurs articles, ils finissent en recueillant les épluchures de patates et qu'il ne restera rien de tout ce qu'ils ont fait. Tandis que le livre, lui, dure plus longtemps.

Voyez-vous, ce tas de cons, quand ils ont l'argent et le pouvoir, ils rêvent de monter la dernière marche, la plus importante ‑ ce qu'ils perçoivent comme l'éternité ‑ par la littérature. Mais ça, bibiche, ça ne s'achète pas et la marche, tu la louperas toujours, toute ta vie. Même si tu as tout le reste !

Je comprends votre choix et votre parcours, mais il y avait tout de même un gros risque. Un tel isolement, même si c'est une solitude voulue, peut vous conduire à la folie.

Mais quelle définition donner de la folie ? Est-ce quelque chose d'inné, de génétique, comme le pense Sarkozy, ou devient-on fou en raison des conditions de vie qui vous sont faites ? Un écrivain hors système, hors « milieu », est un gibier facile pour la maladie mentale. L'extérieur est perçu comme une menace, on est à sa merci et de toute façon, dès qu'il vous atteint, il entraîne des réactions extrêmes. Tout est amplifié dans la déraison : au courrier, une facture trop lourde, une pièce de théâtre refusée par la radio, votre nom écarté par une boite de prod', n'importe quel évènement négatif et la journée est foutue ! Vous vous demandez s'il y a complot, ou pourquoi tant de malchance, il n'y a rien à faire, c'est comme ça.

Et au contraire, une bonne nouvelle, une adaptation, une traduction ou un chèque inattendu, c'est le bonheur, l'exubérance, les dépenses un peu folles et les jours qui suivent sont très créatifs.

Mais sur le fond, l'écrivain libre est toujours seul dans son petit bureau avec son stylo à plume, sa bouteille d'encre, sa rame de papier vierge et ses multiples angoisses. Vraiment tout seul, coupé des autres, de la vraie vie. Exemples concrets à l'appui, il n'ignore pas qu'il y a des combines, qu'en raison de sa marginalité, il est exclu de la reconnaissance qui pourrait changer sa vie, au moins matériellement, si les dès n'étaient pas pipés par les tricheurs de l'édition et de la critique. Alors il pense, pas toujours à tort, qu'il y a des listes noires, que son exclusion est décidée. Et ça n'arrange pas les choses...

Pas toujours heureux, donc, mais libre. À l'opposé du troupeau d'écrivains, plus stratèges à vue courte qu'auteurs, qui louvoient, transigent et préfèrent les mondanités à cette solitude du coureur de fond, ce dénuement, ce désespoir, ce combat perdu d'avance contre un ennemi qui a toujours le dernier mot.

Eh bien, tous ces écrivains n'ont pas saisi le côté Prométhéen du job, c'est très regrettable pour eux et ils sont bien à plaindre.

En même temps, il faut reconnaître que le sort de Prométhée n'est pas très enviable : Se faire quotidiennement picorer le foie par un aigle...

Certes, Prométhée souffre beaucoup mais une fois l'aigle qui le torture zigouillé, il crée l'homme et lui apporte la connaissance : c'est un très beau destin.

Autre destin, plus contemporain : il y a un an disparaissait l'académicien Poirot-Delpech.

Il ne savait faire qu'une chose, ce Poirot-là : aller à la soupe. Il n'en restera rien, pas même une épluchure.

Cruelle épitaphe ! Presque en même temps, mourrait Bernard Frank.

Ça, en revanche, c'est très regrettable. Outre que c'était un peu une légende, il savait vraiment lire un livre. C'est une de mes fiertés qu'il m'ait chroniqué de manière très louangeuse. Lorsque je n'ai pas le moral, je songe, et les fins amateurs apprécieront, que j'ai été chroniqué par Max-Pol Fouché, Renaud Matignon et Bernard Frank. Vous connaissez combien de romanciers qui peuvent en dire autant ?

Mais revenons au débat de tout à l'heure : la rébellion vous exclut de mille avantages mais en contrepartie, les écrivains serviles ne connaîtront jamais le bonheur, outre celle d'un public choisi, de la reconnaissance du top du top, de l'élite de la critique. Et encore, à dessein, je ne cite que des morts.

Je vous avouerai que de l'extérieur, on n'imagine pas tout cela.

Et de l'intérieur, on réalise difficilement !

Pardonnez ma question si elle vous paraît brutale, mais vous n'avez pas l'impression de compliquer les choses ? Il me semble que tout serait tellement plus simple si vous laissiez tomber ce qui ne relève pas directement de l'écriture de vos livres , non ?

Moins fatiguant, moins stressant, beaucoup moins angoissant, par certains côtés, certainement. Et beaucoup plus lucratif aussi, si je reprenais mon métier de scénariste malgré les contraintes qui l'accablent aujourd'hui.

Cependant, ma réponse va anéantir tous les mérites que certains me prêtent : je ne choisis pas d'être comme ça. Être écrivain me semble le plus beau métier du monde, une chance dont je ne suis jamais revenu. Alors je passe ma vie à essayer de m'en montrer digne et de faire partager ma passion pour la littérature, la lecture, l'écriture...

Mais, rassurez-vous... c'est une attitude très minoritaire !